top of page

Jeannine et Gabrielle

Quelle est ma relation à mon loci ?


Elle est des plus subjectives.


Jeannine Hubert est un monument. Un monument pour sa petite fille, j'ose dire, et j'ai la chance d'être la chair de sa chair de sa chair. Brisons la muraille de la troisième personne, déjà.


J'ai grandi dans son sillage rassurant, à travers les chasses aux grenouilles l'été et à travers les histoires d'hiver. Pourtant, pour entendre ses histoires, il faut demander à ma grand-mère pour qu'elle raconte. Ou plutôt à ma grande mère. Je l'appelle ainsi, car sa présence m'a toujours apparu comme une tour immense, aux murs tapissés d'ouvrages. Or, il faut demander pour oser effleurer des yeux ses ouvrages aux pages parcheminées. Puis, les parchemins se révèlent, pages lumineuses qui dessinent les contours de l'histoire.


Alors je demande.


« Les oiseaux dans le ciel s'éteignent au rythme des bourgeons qui ne fleurissent pas, me dit-elle. Il faut faire quelque chose, mais quoi, je ne sais pas, et personne ne sait réellement. Peut-être que toi, tu sauras, peut-être que M. Ibarzabal saura, mais pour l'instant, on ignore. »


« Les femmes fleurs ne doivent pas se marier, me dit-elle. Tu dois faire ta vie sans les hommes, moi j'ai dû me marier, mais j'aurai préféré être libre. Quand je me suis mariée, j'ai perdu mon nom, mais je ne voulais pas d'une vie accidentelle. Toi, tu as le choix. » « Mais grand-mère, dis-moi, est-ce que tu serais devenue médecin si tu avais pu ? » « Oui, Gabrielle, mais il ne fallait pas y penser, nous les Hubert, on n'était pas des gens qui pouvaient payer ce genre d'étude. D'ailleurs, parlant d'argent n'oublie pas de cacher de l'argent dans des comptes bancaires séparés, comme ça, tu peux partir si ton mari ne te plaît plus.»


« Un chien, c'est le compagnon d'une vie, me dit-elle. Est-ce que les chats sont aussi bien ? » « Ah, Grand-mère, j'adore mon chat. Oui, mais Gabrielle, tu es sûre, est-ce qu'il fait des tours comme un chien ? Tu l'empêches de manger des oiseaux, j'espère ? » « Bien sûr, grand-mère, comment pourrais-je oublier ? » « On ne sait pas, Gabrielle, parfois les gens oublient les oiseaux. »


Et moi, j'écoute. Je réchauffe mes oreilles et celles-ci transmettent leur émerveillement à mes veines frémissantes. Mes veines touchent mon cœur anatomique et métaphorique.


Depuis mon plus jeune âge, elle m'a fait croqué la bienheureuse pomme, celle de la curiosité. Avant elle, je n'avais jamais vu l'injustice. Elle me l'a montrée et m'a montré que le mercurochrome était bien inutile contre ces blessures à l'arme qui flanche.


Ma grand-mère m'a appris à faire du vélo, mais elle n'a pas pensé à me montrer à freiner en même temps. Ma première expédition en bicyclette, je l'ai fini dans l'étang aux canards, mais elle est venue me chercher dans la boue en riant. « J'avais oublié de te montrer à freiner, elle dit. » Moi aussi, je ris parce que c'était drôle de pédaler dans un étang, ma mère n'aurait jamais voulu et la vase chatouille mes orteils.


« À la brunante, c'est le meilleur moment pour attraper des grenouilles, je dis à ma grand-mère. » « Pas les grenouilles, Gabrielle, les crapauds, les Anaxyrus americanus. » « Bon d'accord, grand-mère, les crapauds. Mais la brunante est quand même le meilleur moment pour les attraper. » « Alors, allons-y, Gabrielle, mais n'oublie pas de les relâcher après les avoir gardés pour la nuit. Ils ont des vies à vivre, ces crapauds. Ne les empêche pas d'aller retrouver leur famille. »


J'ai appris à être une femme par ma grand-mère. J'ai appris que le privé était politique et j'ai su que rien ne devait freiner mon potentiel. J'ai appris à m'occuper de plus faible que moi, appris à rire de mon propre malheur, car il ne faut que rire du malheur, sinon on pleure. Et pleurer, ça ne sert pas à grand-chose, et puis il faut se relever après.


J'ai appris à parler-vrai avec elle. J'ai appris à faire simple, à manger du petit Jésus en culottes de velours, j'ai su que les truffes sentaient les fesses même si elles étaient délicieuses.


J'ai assimilé à désobéir, parfois par devoir, parfois par plaisir. J'ai mangé du sucre d'érable cristallisé, même si c'était mauvais pour les dents. J'ai su qu'être mince et belle n'était qu'un caprice moderne et que c'était drôlement mieux d'être en possession de sa destinée. J'ai su qu'on pouvait quand même mettre des boucles d'oreille Versace, parce que c'est joli.


Ma grand-mère a contribué à mon devenir. Je ne saurais être autre chose que subjective, mais investigatrice. Et je crois que c'est sur ce dernier mot qu'il faut s'attarder. J'étudie sa réalité, alors qu'elle m'a donné une lentille pour regarder la mienne.

8 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page