
(Bri)collage final- l’ancre
- Rania Ilboudo
- il y a 3 jours
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Face aux forces mouvantes de la mer, comment les navires arrivent-ils à rester fixés? Tout simplement grâce à l'ancre, cet objet embarqué, souvent lourd et en métal et destiné à stabiliser les bateaux. L'ancre n'est pas un objet récent, elle remonte au troisième millénaire, à l'âge de bronze. Elle était principalement utilisée par les Egyptiens et les Chinois. Dès lors, l'ancre est une image forte de stabilité spatiale et de securité. En plus de cette dimension materielle, l'ancre acquiert au fil des siècles une dimension symbolique: elle devient alors un symbole de stabilité identitaire, d’enracinement culturel ou social face aux dynamiques de mobilité et de changement liée à la mondialisation. Dans ce contexte, la question de la compréhension de l’ancre pour questionner les tensions entre mobilité et stabilité, melée à sa fonction potentielle de formatage d’outil de securité et de surveillance nous est pertinente. En d’autres termes, dans un monde marqué par la mondialisation, où les flux de personnes, de capitaux, de personnes et d’informations sont plus importants, et où la mobilité est une ombre qui s’ajoute au tableau, comment devons nous comprendre et analyser ce symbole d’ancrage? Dans la suite de notre travail, nous explorerons cette tension entre mouvement et stabilité, en identifiant le role que joue l’ancre en tant que matériel et symbole dans la mondialisation.
La mondialisation, dans sa définition la plus répandue, est assimilée à l'extension des processus d'acumulation à l'echelle planétaire ( Cuillerai et Abélès, 2002). C'est une définition purement économique, que Arjun Apadurrai va fortement critiquer. Dans son document intitulé «dimensions culturelles de la globalisation», Arjun Appadurrai, célèbre anthropologue, critique cette approche fortement économique de la mondialisation qui a tendance à occulter la dimension politique et culturelle des mutations contemporaines (Cuillerai et Abélès, 2002). C'est ainsi qu’il apporte une vision complètement nouvelle de la mondialisation: un ensemble de flux irréguliers (finances, marchandises, informations, populations), et ces flux destabilisent les térritoires traditionnels, produisant des formes de détérritorialisation (délocalisation) et rettéritorialisation. L'ethnoscape est le terme qu'il utilise, le considerant comme l'inscription idéelle des flux qui caractérisent la mondialisation (Cuillerai et Abélès, 2002). En suivant cette définition et ce contexte, l'ancre intervient en parallèle. En effet, elle symbolise un point de fixation nécessaire pour stabiliser tous ces flux, humains (ici on peut penser aux migrations), et économiques (l'univers maritime). C'est dans cette visison que Hulf Hannnez parlera de flux culturels et d'appareils culturels pour penser le monde en terme d'interactions et de transformations (Banaré, 2011). C’est un monde où « l'interdépendance des cultures peut s'imposer d'avantage qu'auparavant à notre conscience » et où «les débats relatifs à la culture dans le monde portent de plus en plus sur la perte d'intégrité nationale» (Hannerz cité dans Banaré, 2011). Il devient donc évident qu'il est nécessaire d'avoir des points d’ancrage dans un contexte de tension entre mobilité et fixation. D'autant plus que le capitalisme mondialisé accentue cette tension puisque son fonctionnement repose sur une fluidité constante des capitaux et des marchandises tout en obligeant la mise en place d’ancres un peu plus institutionnelles comme les ports et les infrastructures pour securiser les capitaux . Cependant, grâce aux travaux de Marx et de Giroux sur l'accumulation primitive, qui est le processus par lequel les producteurs sont séparés de leurs moyens de production, nous savons que ces types d'ancres sont accompagnés de violences structurelles: dépossession des espaces côtiers en faveur du capitalisme. Dans ce sens, nous pouvons dire que l'ancre est une sorte de formatage de la vie des populations ou formatage «biopolitique», selon les termes de Michel Faulcout qui est la prise de pouvoir sur le corps individuel et sur l'homme espèce (Andrieu, 2004).
Ainsi, l'ancre devient un outil de surveillance dans un monde capitaliste, à travers des technologies de surveillance maritime comme les caméras de surveillance, les GPS, les sattellites sur les flottes, transformant ainsi l’univers maritime. Elle fait la promotion de la sécurité contre les crises ou tempêtes, notamment économiques, mais en même temps, impose un contrôle puissant sur les travailleurs maritimes. Comme illustration, nous pouvons considerer l’ouvrage «À bord des géants des mers» de Claire Flécher. Dans le chapitre intitulé «Le navire pris dans les filets de l’idéal ogistique», Flécher qui raconte son expérience à bord des navires commerciaux, montre comment l'instauration de ces «ancrages» est source de pression dans le travail des marins. En effet, des systèmes comme la convention SOLAS (Safety of life at Sea) impose à tous les navires d'emettre un signalement automatique quotidien, realisé par sattellite et envoyé à l'administration du pavillon du navire (Flécher, 2023), Le systeme AIS, emetteur-récepteur couplé au systeme radio VHF qui fournit un certains nombre d'informations sur tout navire croisé en mer, ou même les cartes électroniques (Flécher, 2023), sont autant des systèmes mis en place pour assurer le contrôle à bord. Les travailleurs interrogés par Flécher à ce sujet font cas du même enjeu: la perte d'autonomie (Flécher, 2023). L'ancre n'est donc plus un simple stabilisateur, mais un dispositif de pouvoir qui formate l'humain au rythme des flux globaux. L'ancre, en fonction de son usage, peut donc prendre plusieurs formes: de l’objet technique comme on le conçoit, à un symbole fort. Observons d'un peu plus près, les formes qu'elle peut prendre selon le contexte.
Comme nous l'avons montré plus haut, dans les ports contemporains, l'ancre reste un objet technique indispensable pour immobiliser les navires. Mais elle sert également a stabiliser temporairement les flux de marchandises, de travailleurs et de capitaux. Dans ce contexte, l'ancre matérialise l'idée de point fixe au sein d'un espace traversé par des mouvements continus. Dans un sens, c'est une forme d'ancrage capitaliste puisque les navires «jettent l'ancre» pour charger et décharger des conteneurs et faire circuler les valeurs. En parrallèle, pour les marins, les pêcheurs et les dockeurs, l'ancre est associée à la stabilité et la securité, puisqu'elle permet au navire de tenir en place et d'éviter les dérives, de resister aux tempêtes. Il n’est donc pas étonnant que le tatouage en forme d’ancre soit le plus repandu parmi les travailleurs marins. D'abord aperçue sur la peau des marins qui avaient traversé l'atlantique (Albert, s.d), le tatouage d'ancre devient vite un symbole d'appartenance à un mode de vie mobile, un monde de travail dangereux, incertain, mais également un fort symbole de solidarité. Ainsi, à travers les tatouages ou même les rituels marins, l'ancre est un ancrage identitaire collectif dans un monde de mobilité permanente. Cependant, ce sentiment de securité éprouvé par les marins reste quand même discutable puisque, nous l'avons montré plus haut, que les règles d'utilisation de l'ancre, les protocoles de mouillage, les tehnologies de localisation, servent aussi à contrôler les corps: horaires, dépassements de contrats, zones autorisées ou non, temps d'escale limitées. En revenant sur l'oeuvre de Flécher, sur les flux tendus, elle montre que les dépassements de contrats sont fréquents, pour tous les marins, quelque soit leur nationalité (Flécher, 2023). La logique des flux tendus se traduit donc par un contrôle accru de la mobilité des marins qui doivent suivre les mouvements des marchandises (Flécher, 2023), tout ça pour servir l’idéal logistique. Ainsi, l'ancre, avec le navire qu'elle imobilise, servent l'objectif de rentabilité mis en avant par le capitalisme, en encadrant les pratiques des équipages, et en réduisant les marges de manoeuvres.
Un autre cas que nous trouvons important à noter, en lien avec l'ancre, est celui des migrants. En effet, dans le cas des migrations par mer, généralement des migrations illégales vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, l’ancre devient un symbole très important. Le plus souvent, dans les embarquations de fortune en direction de l'Europe ou de l’Amérique du Nord, un détail important est notable: l'absence ou la précarité des ancres. Dans cette situation, les migrants sont sujet à l'instabilité, qui se taduit par les dérives, les naufrages, soulignant la vulnerabilité des corps. Dans ce contexte, c'est tout ce qui est lié à l'ancrage qui fait défaut, comme la sécurité. En opposition , lorsque l'ancre des bateaux des gardes de côtes sont jetés dans la mer, un point fixe est également créé, mais dans une logique de surveillance ou de refoulement. Dans ce contexte, l'ancre devient un outil de délimitation de frontières, fixe, dans un environnement mobile. Elle devient un outil de contrôle de la mobilité humaine dans un univers où l'on a besoin des migrants par souci de main d'oeuvre, mais également de filtrage ou de hiérarchisation. En présentant ces trois cas, l'objectif était de montrer que l'ancre n'est pas un simple objet technique neutre, elle est au coeur de la gestion des flux globaux, de la sécurisation et le contrôle des corps. Dans un monde en mouvement, les points d’ancrage sont aussi des points de pouvoir.
Notre reflexion développée au tour de l'ancre montre qu'il ne s'agit pas seulement d'un objet technique, mais qu'elle peut prendre plusieurs formes selon le contexte. En la prenant comme materiel, elle rend possible les circulations des capitaux, des marchandises et des personnes en offant des points fixes dans un monde régi par les flux. En tant que symbole, elle est le produit de l'imaginaire des personnes et devient synonyme de stabilité, de securité et d'appartenance. En tant que métaphore et dispositif concret, elle révèle en realité les tentatives de stabilisation qui traversent nos sociétés mondialisées. On en vient ainsi à se poser la question du rapport entre mobilité et stabilité dans le contexte du capitalisme contemporain.
Bibliographie
· Albert. (s. d.). L’ancre, un motif classique. https://www.mytattoo.com/fr/blog/motivklassiker-anker-bedeutung-und-geschichte/
· Andrieu, B. (2004). La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : Le Portique, 13 14. https://doi.org/10.4000/leportique.627
· Banaré, E. (2011). Ulf Hannerz, La complexité culturelle, Études de l’organisation sociale de la signification. Lectures. https://doi.org/10.4000/lectures.6564
· Cuillerai, M. & Abélès, M. (2002). Mondialisation : du géo-culturel au bio-politique. Anthropologie et Sociétés, 26(1), 11–28. https://doi.org/10.7202/000700ar
· Flécher, C. (2023). 4. Le navire pris dans les filets de l’idéal logistique. À bord des géants des mers : Ethnographie embarquée de la logistique globalisée (p. 85-105). La Découverte. https://shs.cairn.info/a-bord-des-geants-des-mers--9782348073731-page-85?lang=fr.
· Flécher, C. (2023). 3. Le flux tendu à tout prix. À bord des géants des mers : Ethnographie embarquée de la logistique globalisée (p. 65-83). La Découverte. https://shs.cairn.info/a-bord-des-geants-des-mers--9782348073731-page-65?lang=fr.


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