Travail final: Aménagement du territoire, amnésie environnementale générationnelle et biodiversité
- Simon Bourgeois Vaillancourt

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Dernière mise à jour : 8h
Simon Bourgeois Vaillancourt
Anthropologie du Capitalisme et de la mondialisation
ANT 3531
Professeur : David Jaclin
Projet de fin de session
Analyse d’impact du développement sur les moules d’eau douce
Ou
Aménagement du territoire, amnésie environnementale générationnelle et biodiversité
En parlant du nom de la rivière à Saumon (aussi appelée rivière Kinonge) qui se trouve à proximité de la rivière du Nord, dans le rapport technique Salmonidés des eaux de la plaine de Montréal, 1534-1977 (Legendre et al., 1980), les auteurs rapportent : « On ne sait pas d’où lui vient à la rivière, cette désignation en tant que supposé habitat du saumon : c’est là un profond mystère de notre toponymie ».
4 décembre 2025
Remerciements
Je tiens à souligner la collaboration incroyable et généreuse de Marina Suzelle Torreblanca Alarie, biologiste au parc de la Gatineau, conjointe et mère de mes deux garçons.
Aussi, un gros merci à André L. Martel, chercheur au musée de la Nature, qui a su partager sa passion des moules d’eau douce dès notre première rencontre en 2016.
Merci pour vos conseils, perspectives, votre temps et le partage de données et recueils biologiques qui rendent ma réflexion ancrée dans une perspective autant anthropologique que biologique. Merci d'avoir accepté de contribuer à ma réflexion.
À ma mère.
Introduction
En prenant sa source en plein cœur des Laurentides, la rivière du Nord traverse le territoire à partir du Lac Brûlé à Ste-Agathe-des-Monts et fini sa course en se jetant dans la rivière des Outaouais (Abrinord, 2023). Elle est le théâtre d’activités nautiques, tel que le kayak d’eau vive, le canot et la pêche sportive.
En 2016, j’ai rencontré André L. Martel, chercheur au musée de la Nature à Ottawa et spécialiste des moules d’eau douce. Cette rencontre a transformé ma vision du bassin versant de la rivière du Nord lorsqu’il m’a appris qu’une population de mulettes-perlières de l’Est (Margaritifera margaritifera) y avait été observée, découverte inattendue pour une espèce dont la présence est plutôt associée aux rivières froides, oxygénées et historiquement fréquenté par des salmonidés migrateurs. En effet, le poisson hôte de la mulette-perlière de l’Est est typiquement le saumon atlantique (Salmo salar) donc, cette espèce de moule se retrouve plus fréquemment dans des rivières reliées à des écosystèmes côtiers que le saumon atlantique fréquente. D’ailleurs, cette découverte dans la rivière Doncaster, tributaire de la rivière du Nord, a été faite par hasard par un technicien de la faune et a suscité des questions dans l’esprit d’André L. Martel quant à la présence historique des saumons atlantiques dans les Laurentides, aujourd’hui absents autant de la mémoire collective que des registres officiels (Martel, 2025; Legendre et al., 1980).
Quelle surprise j’ai eu d’imaginer qu’il fût un temps, les saumons atlantiques venaient possiblement frayer dans les rivières jusque dans les Laurentides. Ce jour-là, André L. Martel marqua mon imaginaire à jamais. D’ailleurs, cette information m’est restée à l’esprit et je me demande, depuis cette époque, comment cette espèce de moules d’eau douce retrouvée dans la rivière Doncaster peut être la seule témoin d’une époque maintenant révolue, une véritable relique vivante pouvant atteindre jusqu’à une centaine d’années si les conditions parfaites sont rencontrées. La question qui guide cette analyse, inscrite dans une démarche interdisciplinaire, est la suivante : comment les aménagements et la transformation du territoire affectent-ils à la fois la biodiversité et la mémoire collective?
Pour répondre à cette question, je mobiliserai trois sections d’analyse. Premièrement, le concept « d’amnésie environnementale générationnelle » développé par le psychologue américain Peter H. Kahn Jr., afin de comprendre comment la transformation du territoire modifie, d’une génération à l’autre, les repères environnementaux des communautés humaines. La deuxième section abordera les récits folkloriques et ethnographiques. Des entretiens ethnographiques semi-dirigées ont été réalisés avec les biologistes Marina Suzelle Torreblanca Alarie et André L. Martel afin d’inclure une perspective intellectuelle et opérationnelle des enjeux de biodiversité par des acteurs qui, par leur engagement professionnel, se trouvent au cœur des transformations écologiques du territoire. La troisième et dernière section concernera l’art de remarquer de l’anthropologue américaine Anna Tsing et le concept de tissage de Tim Ingold afin d’expliquer comment certaines relations écologiques deviennent moins visibles dans un monde capitaliste tout en étant liés dans un tissage écosystémique façonnant la courte-pointe de la vie.
Mémoire écologique, oubli et transformation du territoire
Selon Statistique Canada, l’espérance de vie en 2024, tout sexe confondu, était de 81,7 ans. Une vie humaine dure donc moins d’un siècle (Statistique Canada, 2025). De ce fait, chaque génération d’être humain est ancrée dans une réalité qui lui est propre. Nous ne vivons plus comme nos parents, nos parents ne vivaient pas comme leurs ancêtres non plus. Nous avons une capacité de mémoire à la hauteur des histoires que nous racontons et comme l’histoire humaine est riche, il est impossible durant une vie de tout consigner. La nature, notre environnement, a aussi été transformée autour de nos ambitions comme espèce. Certains auteurs comme Amelia Moore (2016) parle d’anthropocène : le fait que l’humain aurait transformé et perturbé l’environnement jusqu’au fondement de notre planète ce qui laisserait une trace visible au niveau géologique.
Cependant, d’autres auteurs comme Raj Patel et Jason W. Moore (2017) trouvent l’expression insuffisante, voir erronée. Pour eux, ce n’est pas l’humain seul qui laisse une trace indélébile sur la planète et dans nos écosystèmes, mais l’exploitation capitaliste du monde. Ils parlent alors de capitalocène. Ce sont les fondements même de notre interaction d’humains avec non-humains, adoptant une vision infinie de l’expansion qui serait source de la destruction environnementale que nous subissons en ce moment. Dans leur livre Comment notre monde est devenu cheap : une histoire inquiète de l'humanité́ (2017), les auteurs expliquent que le but du capitalisme c’est, entre autres, de rendre la nature, les vies et le travail le plus cheap possible pour maximiser le profit. Pour que le capitalisme atteigne cet objectif, une des méthodes est de séparer conceptuellement l’humain de son environnement et de créer des catégories autant chez les humains que sur les ressources naturelles exploitables. En ce sens, l’oubli de la richesse écologique passée est intimement lié au fait que le capitalisme ne valorise pas ce qu’il ne peut monétiser (Patel & Moore, 2017). Cette mentalité extractiviste est l’expression même du capitalisme gérant nos industries et notre relation avec la nature. Ainsi, la structure du capitalisme entrainerait la classe dirigeante, incluant les corporations, dans une course effrénée d’accumulation de capital : le capital naturel, financier, productif et humain (Giroux, 2019).
Afin d’expliquer le phénomène de perte de repère et de normalisation, notamment, de l’impact du développement sur la perte de biodiversité ainsi que de la transformation de notre territoire, le psychologue américain Peter H. Khan Jr. a développé la théorie d’amnésie environnementale générationnelle (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017). Plus précisément, sa théorie tente d’expliquer comment, à travers les générations, la dégradation de l'environnement est perçue comme un état normal, menant à une perte progressive de la mémoire environnementale (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017). En plus des pertes de repères, de biodiversité et de capacité de résilience environnementale, Khan relie ces transformations majeures à des conséquences psychologiques, sociales et morales autant chez les enfants que les adultes. D’ailleurs, le psychologue le considère être le « problème le plus urgent de notre époque » (Kahn & Weiss, 2017).
Selon Khan, le mécanisme d’amnésie (shifting baseline) repose sur trois facteurs principaux. Le premier est la construction de la norme environnementale. Chaque individu construirait sa notion de normalité à travers son expérience vécue, notamment en ce qui a trait à l’environnement naturel tel qu’il était dans son enfance. Cette construction mènerait au deuxième facteur l’oubli et la normalisation. Plus l’environnement se dégrade de génération en génération, plus les enfants perçoivent l’état de dégradation comme la norme, comme une condition non dégradée. Le troisième facteur serait le manque d’expérience directe. Les enfants, bien que conscient du concept de pollution ou de dégradation en général, sont incapables de les reconnaitre dans leur ville puisque le taux de pollution et de dégradation, malgré qu’ils puissent être élevé, sont la norme qu’ils connaissent (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017). Les conséquences de ces phénomènes psychologiques expliqueraient pourquoi les gens ne seraient pas en mesure de remarquer la dégradation écosystémique ou même, s’ils la remarquent, ne la considèrent pas comme étant un problème grave (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017).
La manifestation de ces mécanismes qui favoriserait l’amnésie environnementale générationnelle se présenterait par une disjonction prolongée avec les paysages naturels (Walshe et al., 2025). Cette disjonction prolongée serait due à une perte d’habilité motrice chez les enfants, une faible affiliation morale de leur environnement, une déconnexion de leur lieu de vie combinée avec une perte de connaissance de l’origine de leur aliments (Walshe et al., 2025). En effet, le manque de possibilité d’interagir avec des surfaces inégales, de grimper, marcher, creuser, favoriserait autant le manque de connexion entre humains et non-humains, qu’une déconnexion psychologique avec la nature, la percevant comme externe à leur environnement de vie. Pour la population, cette complaisance environnementale aurait un coût autant physique que psychologique en percevant leurs mauvais états de santé ou de mal-être psychologique comme la norme, sans en connaître la cause environnementale (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017).
Si nous revenons au territoire, plus spécifiquement au contexte du bassin versant de la rivière du Nord, celui-ci a grandement été transformé depuis le début de la colonisation. De façon globale, les causes de ces transformations sont les mêmes que pour la perte d’habitat des saumons atlantiques. En effet, ces écosystèmes ont été affectés par « l'altération de l'habitat causée par l'exploitation forestière, l'agriculture, la construction de barrages pour les moulins et la pêche commerciale » (Dymond, 1965, cité dans COSEPAC, 2006). Ainsi, un des plus grands facteurs de perte d’habitat a été la construction de barrage pour desservir les industries sans laisser de passage pour que les saumons atlantiques puissent frayer (COSEPAC, 2006; Martel, 2025). Selon André L. Martel (2025), « la construction de barrage pour avoir une énergie dite « propre » n’est pas à coût nul, elle a un coût écologique majeur qui fracture le territoire tout en impactant la biodiversité ». Lors d’une entrevue à Radio-Canada en 1965, Claude Henri-Grignon, auteur des Belles histoires des pays d’en haut, discute de la région des Laurentides. Il évoque une époque révolue de la paysannerie et aborde le concept de « forêt vive », soit une étendue non peuplée de forêts quasi vierges. Il raconte son enfance dans des Laurentides peuplées de paysans, vivant de chasse de pêche, de vente de bois de chauffage. Ensuite, il se rappelle son sentiment d’une « évolution brutale » du territoire à la suite du début de l’industrie du ski alpin et parle des « défricheurs », ces bûcherons de l’industrie forestière. Il se souvient alors de la fin des agriculteurs qui vendaient leurs terres. Selon lui, c’est ce qui a marqué la fin de la paysannerie remplacée par l’industrie forestière et surtout touristique (Radio-Canada, 1965). Depuis cet extrait de 1965, le territoire dans les Laurentides a, encore une fois, grandement changé tout en maintenant ses industries d’importance telles que l’industrie touristique et forestière (DEC Québec, 2025). L’objectif de cet extrait est de comparer le changement brutal relaté par Claude Henri-Grignon avec des données actuelles. Dans un courriel échangé avec le biologiste du Musée de la nature André L. Martel, « le World Wildlife Fund (WWF) mentionne, à la suite d’études approfondies à travers le monde, que 85% de toutes les populations animales vivant dans les écosystèmes d’eau douce ont disparues depuis 1970, en moins de 50 ans d’activités humaines » (Martel, 2025; WWF, 2024). La norme de l’enfance de Claude Henri-Grignon était déjà changée en 1965 alors que le déclin des populations animales s’est accentué après l’entrevue avec l’auteur. Ces deux récits illustrent à quel point les nouvelles normes environnementales pour les générations suivantes peuvent changer rapidement, démontrant bien les mécanismes menant au concept d’amnésie environnementale générationnelle de Khan (Kahn & Kellert, 2002; Kahn & Weiss, 2017).
Dans le contexte laurentien, les sources qui confirment la présence du saumon atlantique dans des rivières telles que la rivière du Nord sont rares. Des récits épars trouvés dans des sources de nature folkloriques, sont les uniques vestiges écrits de cette présence présumée.
Récits de moules et saumons
Afin de raviver la mémoire, la prochaine section est consacrée aux récits trouvés sur le sujet ainsi qu’aux deux courtes entrevues ethnographiques faites avec les biologistes Marina Suzelle Torreblanca Alarie et André L. Martel.
1. Récits folkloriques
Le premier récit folklorique se retrouve dans le livre de la Ville de St-Colomban, Une épopée irlandaise au piémont des Laurentides (2006). Un bref passage à la page 25 rapporte : « L’omble de fontaine (truite mouchetée) demeure encore présent dans les ruisseaux et rivières constituant le bassin versant de la rivière du Nord et, fait largement méconnu, dans les temps anciens, le saumon atlantique remontait le cours de la rivière (Bourguignon, 2006). » C’est le seul passage abordant le saumon dans le livre.
Un autre livre racontant les histoires du comté d’Argenteuil et publié en 1896 raconte le récit de Mr. Clark, qui, après avoir apporté ses grains au moulin de Lachute pour les faire moudre, se serait noyé au pied d’un barrage en pêchant le saumon (Thomas, 1896). L’histoire relatée se serait déroulée avant les années 1830. Cette histoire est aussi relayée par un blogue historique Argenteuil Heritage and History - Laurentian Stories (Graham, 2023). Ces récits de présence de saumons atlantiques précèdent l’ensemencement des ouananiches, forme confinée en eau douce du saumon atlantique qui complète l’entièreté de son cycle de vie en eau douce, ayant eu lieu dans la rivière du Nord entre 1873 et 1877 (Legendre et al., 1980). Si les récits oraux parlent véritablement de saumon atlantique, ce ne serait donc pas dû à ces tentatives d’ensemencement.
Finalement, la société Fabri-mouche aborde brièvement que « bien avant notre ère moderne, des écrits signalent le passage du saumon dans ses eaux » en parlant de la rivière du Nord (Raymond, 2017). Toutefois, le mystère persiste puisque certains récits peuvent sembler contradictoire. Joseph Papineau écrivant à son fils Louis-Joseph en 1837, disait : « […] on prend de la carpe [Catostomidae] à la rivière Saumon » (Legendre et al., 1980). Également, Joseph Marion, un garde-pêche de Hull, écrivait dans un rapport de 1893 que dans les rivières des Outaouais et ses tributaires, les poissons présents étaient « […] doré, achigan, brochet, carpe & c. » (Legendre et al., 1980).
Bien qu’imparfaits et parfois contradictoires, ces récits forment un écho du passé qui témoignent du phénomène d’amnésie environnementale générationnelle. Il n’y a plus de personne vivante pour porter ces mémoires et confirmer la véracité de ces récits datant d’environ 200 ans. Une des possibilités serait de mobiliser la mémoire ancestrale autochtone Anishinaabe. Toutefois, un témoin encore vivant pourrait nous donner des indices…
2. Entrevues ethnographiques
Le premier entretien a été fait avec Marina Suzelle Torreblanca Alarie, biologiste au parc de la Gatineau et responsable de plusieurs projets de conservation dans le parc.
Marina Suzelle Torreblanca Alarie
Présence des saumons
Ma première question a été sur la connaissance scientifique de la présence des saumons dans la région de l’Outaouais et des Laurentides.
Elle m’a parlé d’un rapport datant des année 1980 qui rapportait des tentatives en 1907 et 1908 d’introduction du saumon atlantique dans certains lacs du parc de la Gatineau. L’initiative était pour encourager la pêche sportive et elle a eu lieu sans égard aux exigences environnementales de l’espèce, probablement méconnues à cette époque. Sinon, à sa connaissance, elle n’a pas vu de rapport sur le sujet qui seraient crédible ni en Outaouais, ni dans les Laurentides.
Retour possible des saumons dans des habitats « anciens »
Hypothétiquement, serait-ce possible de remettre des saumons dans des niches écologiques du passé?
Marina Suzelle Torreblanca Alarie m’a répondu que non pour plusieurs raisons. La température de l’eau dans beaucoup de rivières était à l’époque propice mais devenue trop chaude (+ 15 degrés Celcius). De plus les structures anthropiques, comme les barrages, freinent la réhabilitation de certains milieux bien que les autres facteurs environnementaux puissent être rencontrés. Pour ce qui est spécifiquement du Parc de la Gatineau, les rivières et ruisseaux ne sont pas appropriés pour le saumon et les conditions ne seraient pas viables, tels que l’ont démontré les tentatives d’ensemencement du siècle dernier, en plus de la présence de barrières anthropiques tels des barrages érigés pour la drave ou pour les industries.
Amnésie environnementale générationnelle
Quels sont les facteurs de cette amnésie environnementale générationnelle?
Premièrement, Marina Suzelle Torreblanca Alarie rapporte un grand défi au niveau technique pour les données précédant l’ère numérique. Pour les colliger, il faut beaucoup de temps, et parfois dû à la grosseur des cartes, c’est très difficile à numériser. Finalement, les données ne sont pas toujours récoltées et analysées de la même façon d’une génération de biologiste à une autre; l’assemblage des données devient alors un casse-tête. Le manque de ressources autant humaines que technologiques afin d’analyser toutes ces données et les rendre numérique demeure un défi de taille en conservation. Malheureusement, elle rapporte que souvent les données utilisées sont basées sur des observations assez récentes, et qu’un nombre incalculable d’anciennes données papiers ne sont pas nécessairement prises en compte lors d’analyses environnementales.
Est-ce que les pertes écologiques ont été « normalisées » dans la région ?
Dans la région, comme en général, les gens ne semblent pas être au courant de la diversité des enjeux environnementaux. Les scientifiques mentionnent la perte d’habitats qui mènent à la diminution ou même à la perte des populations animales ou végétales endémiques, mais la population générale n’est pas éduquée par rapport aux espèces en péril et leurs menaces. Les médias ne parlent que très peu des enjeux spécifiques aux espèces menacées, à moins que celles-ci soient liées à un enjeu politique par exemple.
Avec la rapidité de la perte des espèces (de biodiversité) pourquoi il n’y a pas d’engagement?
Marina Suzelle Torreblanca Alarie croit que c’est une perte de sentiment d’appartenance avec la nature, avec l’environnement. La majorité de la population vit dans des structures anthropiques avec très peu de contact avec les milieux naturels, ce qui cause une perte de connexion à la nature. Les gens se croient en dehors de la nature, à l’extérieur des écosystèmes, bien qu’ils en soient partie intégrante.
Dans votre pratique prenez vous en considération les données vécus, les récits ?
Marina Suzelle Torreblanca Alarie apprécie cette question et pense que oui. Par exemple, lorsque des signalements d’espèce en péril ou rare sur le territoire sont rapportés, son équipe investigue et tente de vérifier l’information. Ces observations sont notées et classées pour référence future. Sinon, avec l’avènement des applications comme iNaturalist ou eBird, chaque observation rapportée par un utilisateurs est vérifiée par les pairs incluant la communauté scientifique ou les amateurs. Ces données représentent une source d’information de plus en plus pertinente dans leur pratique. Les savoirs traditionnels et vécus autochtones sont aussi très pertinents, mais encore faut-il savoir les obtenir : travailler les canaux de communications afin d’avoir accès aux savoirs autochtones ancestraux afin de les intégrer au savoir scientifique demeure un défi.
André L. Martel
Présence du saumon atlantique et mulette perlière en Outaouais ou dans les Laurentides
Avez-vous des sources qui confirme la présence du saumon atlantique en Outaouais ou dans les Laurentides?
André L. Martel consulte en ce moment le rapport Les salmonidés des eaux de la plaine de Montréal : Historique 1534-1977 (Legendre et al., 1980), une publication technique du gouvernement du Québec qui consignent les archives des saumons atlantiques au Québec à partir de 1535 jusqu’en 1977. Cependant, il n’existe pas de données d’archive confirmant la présence d’une population de saumons atlantiques dans la région, mais des indices historiques ouvrent la porte à cette possibilité avec la présence de mulette perlière.
Comment avez-vous fait la découverte de la présence des Mulette perlière (Mullet collia) dans le bassin versant de la rivière du Nord?
C’est par accident qu’un technicien de la faune, qui avait un chalet près de la rivière Doncaster, un affluent de la rivière du Nord, a remarqué des individus de mulette perlière à cet endroit. Le technicien a alerté André L. Martel de la présence possible de cette espèce, dont l’identification restait à confirmer étant donné l’emplacement inusité des individus, bien au-delà de son aire de répartition attendue. C’était alors une surprise de constaté que l’identification était correcte et que ce serait possiblement la population de mullette perlière la plus à l’Ouest observée au Québec selon André L. Martel. Avec ces indices de présence, il est probable selon le chercheur que cette espèce de moule remontait les rivières à partir de la côte grâce à son hôte principal, le saumon atlantique, il y a plusieurs siècles ou millénaires. Bref, les conditions favorables aux mulettes perlières ne sont pas rencontrées lorsqu’il y a trop de sédiments ou lorsque le milieu est anoxique. Ces conditions défavorables peuvent être créées ou accentuées par la présence de barrages qui rendent l’eau stagnante, par l’érosion provenant des milieux agricoles ou encore la coupe forestière qui diminue le filtrage de l’eau de ruissellement, notamment.
Pourquoi pensez-vous qu’il n’y a plus de population de saumon atlantique dans les Laurentides ou en Outaouais?
Pour que les saumons puissent accéder à des rivières pour la reproduction, il faut une eau limpide, oxygénée et à moins de 15 degrés Celsius. Les changements climatiques responsables du réchauffement planétaire a perturbé beaucoup de rivières propices au saumon atlantique par le réchauffement de leurs eaux au-delà du seuil viable de l’espèce. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le saumon atlantique qui est affecté, mais plusieurs autres espèces de poissons et de moules. Un autre obstacle majeur qui impacte autant les moules, les saumons atlantiques et d’autres espèces, est la présence de structures anthropiques. Également, l’énergie hydroélectrique considérée comme verte par plusieurs est responsable de la fracturation des écosystème limitant les migrations de plusieurs espèces.
Conclusion des deux entrevues
Les deux biologiste convergent sur plusieurs points:
1. Les preuves de la présence de saumon atlantique sont éparses et sa présence, si avérée, serait une relique historique, il ne serait pas possible aujourd’hui, dans les conditions environnementales actuelles, que le saumon atlantique puisse survivre dans les Laurentides et en Outaouais.
2. Les conditions écologiques du passé ne sont plus rencontrées actuellement, rendant improbable un retour des espèces disparues.
a. Le réchauffement climatique rend aujourd’hui les habitats inadéquats pour le saumon, même là où il existait autrefois.
b. Les barrages et infrastructures humaines (structures anthropiques) constituent un frein majeur à toute restauration écologique et créent des fractures écosystémiques.
3. Une conscience aiguë de l’amnésie environnementale générationnelle qui serait autant technique (les données avant le numérique) qu’historique (récits folkloriques sans témoin vivant de nos jours).
Julie Cruikshank, anthropologue canadienne qui a travaillé avec les nations autochtones au Yukon, rapporte que les récits issus de tradition orales, même lorsqu’ils sont fixés par l’écrit, constituent des archives vivantes qui peuvent participer à préserver la mémoire des relations écologiques et sociales (Cruikshank, 2005). Mis côte à côte, les récits folkloriques sur le saumon atlantique et les deux entrevues ethnographiques avec Marina Suzelle Torreblanca Alarie et André L. Martel, forment un ensemble de savoirs situés qui racontent l’histoire d’un territoire en transformation. D’ailleurs, ces deux entrevues ont permis de trouver un dénominateur commun entre les deux biologistes soit : l’art de remarquer des relations écologiques aujourd’hui fragilisées ou disparues.
Art de remarquer et tissage de relation écologique en transformation
Afin de comprendre les mécanismes d’amnésie environnementale générationnelle, il est essentiel de déconstruire la vision moderne et extractiviste qui sépare l’humain de la nature et contribue à invisibiliser la crise écologique. L’anthropologue américaine Anna Tsing propose le concept de l’art de remarquer, qui consiste à porter attention aux détails, aux interrelations fines, souvent négligées, composant les écologies locales (Tsing, 2015). Dans le contexte du bassin versant de la rivière du Nord, cela implique de dépasser la lecture du territoire à ce qui est monnayable ou exploitable et de reconnaitre la rivière, son bassin versant et les espèces telles les mullettes perlières comme faisant partie d’un tissage relationnel incluant humains et non humains (Ingold, 2011).
Tsing (2015) explique que le capitalisme moderne est basé sur le principe de scalabilité; une croissance infinie qui exige que le monde s’ajuste au modèle économique plutôt que l’inverse. Ce principe, qui est aussi analysé à leur façon par Patel et Moore (2017), repose sur la standardisation des territoires et l’effacement de leur particularités écologiques. Ce modèle économique tente de maintenir une prévisibilité et mesurabilité tous les aspects du vivant tout en les rendant le plus cheap possible (Patel & Moore, 2017). C’est dans cette optique que la rivière du Nord, ses poissons et ses moules ont été intégré dans la logique où seule la valeur économique comptait : moulins, barrages, bois d’œuvre, agriculture et industrie touristique. Cette vision extractiviste du territoire rend invisible les interrelations ainsi que l’interdépendance écologique qui permet la vie sur un territoire. Cette vision dévalorise les aspects qui ne sont pas monnayable pour le système capitaliste, comme les moules d’eau douce.
Cette transformation du territoire, la scarification de celui-ci, est la trace capitalocène du monde. Ces trace, Tsing (2015) les appellent les ruines du capitalisme. Tous ces projets économiques du passé ont restructuré les milieux naturels bien qu’ils aient maintenant changé de vocation ou qu’ils aient parfois carrément été abandonnés. Le bassin versant de la rivière du Nord exprime ces transformations à travers la fragmentation de son réseau fluvial, la disparition ou l’affaiblissement des réseaux de corridors écologiques, les pertes massives d’habitats et la hausse de la température de l’eau. D’ailleurs, l’analyse biologique confirme cette tendance; Dudgeon (2007) identifie les barrages, la pollution et la fragmentation des cours d’eau comme étant les principales causes de la perte de biodiversité aquatique. Nilsson et al. (2005) montrent comment la régulation des flux transforment durablement la dynamique des rivières en brisant une partie du maillage écologique reliant moules, saumons et écosystèmes fluviaux.
Finalement, dans la perspective du tissage proposée par Tim Ingold (2011), les moules et les saumons ne doivent pas être compris uniquement comme des espèces, mais comme des êtres relationnels. Ils participent aux dynamiques écologiques qui configurent le monde et nous lient à celui-ci, formant des lignes qui se croisent et nous tissent les uns aux autres. Cette vision rend impossible la séparation de l’humain avec la nature, mais renforce l’idée d’un tout, d’une interdépendance.
Conclusion
L’exploration du territoire du bassin versant de la rivière du Nord ne peut pas seulement être comprise à travers son histoire écologique ou biologique. Elle doit aussi être envisagée à la lumière de l’amnésie environnementale générationnelle. Comme le souligne André L. Martel, « il n’y a pas de données d’archives qui confirment un retour annuel, une fraie annuelle dans la région, comme ce qu’on observe sur la Côte-Nord, la rivière Jacques-Cartier ou d’autres rivières plus au nord. Dans la rivière Kinonge, est-ce qu’il y en avait avant Cartier ? La question se pose » (Martel, 2025). Ce constat révèle une dynamique d’effacement de la mémoire, parfois dû au manque de données ou encore aux défis techniques, ou tout simplement par la perte de savoir avec le temps qui passe. Ces processus changent les repères écologiques d’une région, repères qui deviennent plus difficiles à reconstruire et à imaginer au fil du temps.
André L. Martel m’a aussi révélé que « […] dans les années 1880, il y avait des phoques communs qui montaient ! Dans les archives, il y a clairement des mentions du phoque commun en face de la colline parlementaire, à Ottawa » (Martel, 2025; COSEPAC, 2007). Ces traces du passé, les récits folkloriques, la toponymie, et les animaux maintenant absents des écosystèmes, comme un palimpseste, raconte un territoire plus connecté, des écosystèmes plus riches où les frontières entre milieux marins et fluviaux n’étaient pas vécues comme des ruptures.
Mis ensemble, ces fragments, ne permettent pas de confirmer la présence des Salmo salar avec certitude dans le bassin versant de la rivière du Nord. Ce qu’ils confirment, c’est la difficulté croissante de percevoir, transmettre et comprendre les relations écologiques qui structuraient autrefois notre territoire. D’ailleurs, c’est ce que décrit Peter H. Kahn Jr., d’une génération à l’autre, la dégradation des milieux devient la nouvelle norme qui entraine une amnésie de ce qui était avant.
Dans cette perspective, les mulettes-perlières de l’Est trouvées dans le bassin versant de la rivière du Nord sont plus que de simples individus biologiques, elles sont des témoins vivants d’une relation passée, de l’interconnexion du territoire et possiblement de la présence des saumons atlantiques. Ces moules font partie du tissage de la vie, remarquées seulement grâce à l’art de porter attention aux traces presque invisibles, ces indices laissés dans les ruines écologiques du capitalocène.
Finalement, la question de la présence historique du saumon atlantique dans la rivière du Nord devient moins un problème de vérification biologique qu’une fenêtre sur la manière dont nous habitons, oublions et tentons de reconstruire nos relations avec les êtres vivants, humains et non-humains. Donc, pour comprendre un territoire, il faut à la fois reconnaitre les traces du passé, les relations effacées, mais surtout celles qui nous restent à tisser.
Bibliographie
COSEPAC. (2006). Évaluation et rapport de situation du COSEPAC sur le saumon de l’Atlantique (Salmo salar), population du lac Ontario, au Canada. Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. https://www.registrelep.gc.ca/status/status_f.cfm
COSEPAC. (2007). Évaluation et rapport de situation du COSEPAC sur le phoque commun de la sous-espèce de l’Atlantique et de l’est de l’Arctique (Phoca vitulina concolor) et de la sous-espèce des Lacs des Loups Marins (Phoca vitulina mellonae) au Canada – Mise à jour. Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. https://www.cosewic.ca
Cruikshank, J. (2005). Do glaciers listen? : local knowledge, colonial encounters, and social imagination. UBC Press. https://doi.org/10.59962/9780774851404
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