J’ouvre la porte d’entrée et immédiatement, je plisse les yeux. Le soleil est éblouissant, la chaleur, écrasante. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu la lumière du soleil, longtemps que je n’ai pas connu la caresse d’une brise d’été. Il n’y a que quelques semaines, c’était trop dangereux d’aller dehors. Il y a une menace plombant dans l’air : le coronavirus, le COVID-19. On dirait un nom sortit tout droit d’un film de science-fiction dystopique. Le genre de nom qu’on trouve peint en grosses lettres jaunes sur le mur extérieur d’un établissement en béton, à moitié enseveli sous la neige. Maintenant, la menace connait un déclin et les gens osent se pointer le bout du nez dehors à nouveau.
Je prends le temps de respirer l’air frais, de laisser ma peau pâle goûter au soleil. J’aurai des petits points bruns qui apparaîtront sur celle-ci bientôt. Mon médecin m’a dit que c’est une réaction aux rayons du soleil; parce que ça fait trop longtemps que je ne m’y suis pas exposé, ma peau ne sait plus comment réagir et la production de mélanine n’est plus uniforme.
Les enfants du voisin crient et m’arrachent un saut. Je pensais que quelque chose était arrivé, que quelqu’un s’était blessé, mais non. Ils ne font que jouer dehors, alors que leur père tond le gazon. Quel semblant de normalité... J’ajuste mon sac à dos et prends une autre grande respiration. L’angoisse me saisit.
Je devrais être contente d’être dehors. N’est-ce pas la liberté que j’ai tellement souhaitée lorsque le confinement avait atteint son plus haut point? Pourtant, je suis tout sauf contente d’être dehors. Si je n’avais pas promis à mon amie Virginie de la retrouver dans le parc, je rentrerais dans la maison aussi tôt que possible. C’est que, maintenant, j’ai peur d’être dehors. J’ai peur du soleil. J’ai peur du vent. J’ai peur des voisins. Bon, les voisins je ne les ai jamais vraiment appréciés – ils font des partys jusqu’à 3 heures du matin trop souvent – mais je n’en ai jamais eu peur! Puis, le soleil et le vent, surtout le vent, ne les ai-je pas toujours aimés? N’adorais-je pas les randonnées en montagnes, car le vent soufflait plus fort en altitude?
Détrompez-vous, je n’ai pas peur d’être dehors à cause du virus. J’ai peur d’être dehors à cause de l’inconnu. Le confinement, il m’a séparé de cet autre monde, de l’extérieur. Je n’ai pas pu le voir changer. Je n’ai pas pu m’y confondre; et maintenant que j’y suis, c’est comme si j’étais un gros néon vert fluo qui clignote dans la nuit. Je ressors du décor, je détonne. Je ne me sens plus à ma place.
Je fais un pas en avant... puis deux, et enfin je me dis que je ne vais quand même pas me cacher à l’intérieur toute ma vie. Je suis humaine. Mon corps a besoin du soleil, du vent, de la terre et de toutes les vies qui planent dans l’air pour survivre. Mon corps, mais mon esprit aussi. Je suis humaine et quand les humains ont peur, ils se trouvent un tas de petites raisons pour envoyer la peur se promener. Nous appelons ça le courage. Donc, je continue de marcher (et n’inquiétez-vous pas, j’ai barré la porte avant de partir.)
Je mentirais si je dirais que l’angoisse a soudainement disparu. Au contraire, je pense bien qu’elle a augmenté. Je regarde à gauche, à droite, derrière, par terre, en haut vers le ciel, dans toutes les directions possibles. Je serre mon téléphone dans ma poche. Ça m’aide de serrer quelque chose dans mes mains. Si je peux toucher des choses, c’est que je ne suis pas encore un fantôme.
Le parc n’est pas très loin, et à mon grand soulagement, il est vide. Je m’engage sur le gazon et je trébuche. Immédiatement, je me dis : J’ai oublié comment marcher sur du gazon! Je me secoue pour me détendre. Voyons donc, je n’ai pas oublié comment marcher sur du gazon. Je suis simplement toujours maladroite. Je sors mon téléphone de ma poche et compose le numéro de Virginie. Bon, vous voyez, si je suis capable de marcher et composer c’est que je n’ai pas perdu toutes mes facultés.
«Allô!»
La voix de mon amie me fait sourire. «Où est-tu?» et tout le «tralala», ah, combien ça m’a manqué.
«Je te vois!»
Nous raccrochons et marchons l’une vers l’autre, toutes souriantes. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que le bonheur se trouve dans les petites choses. Nous discutons d’une place où s’asseoir. À l’ombre, de préférence, nous proposons toutes deux. Il fait beaucoup trop chaud dehors pour rester au soleil. Nous trouvons un petit coin à l’ombre de quelques cèdres, le soleil pénétrant entre les branches à quelques endroits. C’est parfait.
Nous nous mettons à discuter, tout d’abord de son nouveau parfum à la lavande, ensuite de nos récentes mésaventures comiques, puis ça nous frappe : Comment ça va, la pandémie? «Comment ça va, la pandémie», comme si on disait «comment ça va, la famille». La pandémie, elle va très bien, merci. Moi? Je ne sais pas.
C’est dur, la pandémie, on se dit. C’est parce qu’on a plus d’énergie, on rajoute. On se sent mal, parce qu’on est moins, n’est plus productives. Oui, c’est ça, c’est parce qu’on n’est plus assez productives. Notre société est obsédée avec la production, on se dit. Au début de la pandémie, on s’est promis qu’on en avait fini avec la pression d’être productives, qu’on n’en avait pas besoin de cette pression, qu’elle faisait seulement augmenter notre anxiété, surtout maintenant. Ces paroles ne se sont jamais réalisées. On se rend à l’évidence : nous sommes restées prises dans l’obsession de notre société avec la productivité. On en vient à la même conclusion : notre société juge les gens en fonction de combien ils sont productifs, et nous faisons pareil. Nous nous soumettons aux mêmes critères. Notre estime de soi en est venue à être complétement dépendante de cette variable : notre taux de productivité.
«C’est ça, vivre dans un système capitaliste,» lance Virginie.
Moment de silence. Ça grouille dans mon cerveau. Je hoche de la tête. Nous changeons de sujet.
***
Les mots de Virginie furent l'élément déclancheur; l'inspiration derrière mon travail ce semestre. Depuis cet été, cette conversation me hante. Je n’arrête pas de me répéter, en bon québécois, c’est quoi c’t’affaire-là de se juger en fonction de sa productivité? Pas surprenant que j’ai décidé de creuser l’idée dans un cours où il est question de capitalisme.
Si mon intérêt pour la question est né d’un évènement du quotidien, mon analyse de la question se fonde aussi sur le quotidien. Mes billets se sont basés sur ma conversation avec mon amie, mais aussi sur ma propre expérience de l’obsession avec la productivité. Au fur et à mesure de revisiter cette conversation, de creuser dans nos émotions, nos réflexions et nos quotidiens, j’en ai conclu que toute cette histoire de productivité est en fait une histoire de temps. Peut-être que j’en suis venue à cette conclusion parce que je suis fascinée par les instruments de mesure du temps depuis que je suis toute petite, surtout les montres. Peut-être que j’en suis venue à cette conclusion parce que professeur Jaclin m’a recommandé de lire Le traité du sablier par Ernst Jünger. Ou peut-être parce que je ne peux pas oublier les mots de Ying Chen dans La lenteur des montagnes que j’ai lu lors de mon premier semestre à l’université : «Il n'y a pas mille et un problèmes dans ce monde. Il n'y en a qu'un: celui du temps.» Peut-être, peut-être... Enfin, tout est relatif, même le temps.
Note: Virginie a consenti à l'utilisation de son vrai nom dans ce texte.
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